Fable

Le pédalo qui se voulait l'égal du gros destroyer !


La Balsa de la Medusa de Jean Louis Théodore Géricault. (Photo Wikipedia)
La Balsa de la Medusa de Jean Louis Théodore Géricault. (Photo Wikipedia)

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Vous avais je déjà narré l'historiette du tout petit pédalo en bois de pin liège de Aîn Draham qui était parti affronter un imposant destroyer en acier trempé ? Non ? 

Je m'en vais donc vous la conter sans détours et sans délais.... 

Cette historiette ne diffère nullement dans son contenu et sa morale de celle de la grenouille qui se voyait transmutée en boeuf....

C'est l'affaire d'un petit quartier maître à la retraite de toute une vie passée à bord d'un chalutier de pêche à la sardine. Atteint de troubles psychiques et de crises d'altérité et de schizophrénie aïguës, il fut un temps enfermé dans un asile de fous, mais il put s'en échapper, et s'est réfugié sur le port de sa ville natale; son état ne faisait qu'aller de mal en pis. Mal lui en a pris car il s'était mis à imaginer que tout un monde entier hostile, complotait pour porter atteinte à la sécurité de sa petite personne, y compris les ennemis les plus irréductibles se ligueraient pour ce qu'il imaginait être son sceptre et sa couronne.

Car dans son extraordinaire délire, lui qui n'a jamais été plus qu'un vulgaire sous officier, il se prenait pour l'amiral Pacha du sous-marin ou du porte-avions "l'Insubmersible".

Aidé d'un ramassis de ses amis, eux mêmes anciens pensionnaires de son asile, renforcés par forces malfrats, transfuges, renégats d'autres villes et autres repris de justice et gibiers de potence. Ils se mirent en tête de construire un grand pédalo fabriqué de pièces disparates glanées ça et là au grès des décharges publiques sauvages qui ne manquaient guère dans cette localité perdue.

Une fois leur risible et brinquebalante embarcation hâtivement constituée et armée, ils la mirent à l'eau non sans moulte tambour et trompette. Et vogue la galère, les voilà embarqués à l'aventure sur ce frêle esquif, en avant toute vers leur mission suicidaire. 

Et tant que le ridicule ne tue pas, notre petit quartier maître maréchal des logis, s'est mis en tête toute une codification des lois, us et coutumes de la marine marchande et de guerre, qui n'avait de réalité et de légalité reconnue que dans sa propre imagination si fertile, mais démoniaque et périlleuse.

Cet étrange équipage a pu les premiers temps surprendre quelques vieux rafiots tous surpris d'autant d'audace et de témérité, par autant de zèle au brigandage, à la fourberie et le piratage. Car l'abominable autoproclamé capitaine s'avançait masqué et ne hissait ses couleurs "goudron-moutarde" qu'au tout dernier moment avant de passer à l'offensive et dévoiler sa nature belliqueuse.

Ainsi purent ils survivre un temps bref, et poursuivre leur méfaits et leur sale besogne, avant l'arrivée de la grosse artillerie. 

Het Kanonschot - Canon fired (Willem van de Velde II, 1707). (Photo : Wikipedia)

Un beau matin ensoleillé apparurent au détour d'un isthme la voilure du vaisseau amiral de la flotte catalane et ses oripeaux "sang et or". Et sans autre forme de procès aucune, l'artillerie lourde s'est mise en action. On devine aisément la suite. Le pauvre pédalo ne tarda point à couler corps et biens, capitaines et marins se retrouvèrent bientôt au fond de la grande bleue en martyrs et victimes expiatoires de la folie furieuse d'un seul homme, mais un détraqué notoire. Tous finirent ce déplorable parcours en nourriture providentielle à la faune marine, qui n'en demandait pas tant....

Depuis, jamais pêche au chalut ne fut aussi bonne au large entre la côte bizertine et la Sardaigne (le nom lui vient de cette profusion de sardines !). Les pêcheurs du coin furent longtemps ravis de remonter leurs chalands pleins à ras bord, et jamais Bizerte ne connut profusion de sardines à si bas prix, et à si bon marché.

Il n'en demeure pas moins, qu'il y a un seul et unique désagrément : c'est ce relent persistent qui donne la nausée et qu'aucun lavage à grande eau ou détergent puissant ne peut faire passer. C'est ce remugle de scandale et de poisson pourri qui s'est sustenté sur de la pourriture, sa courte vie durant.

Churchill, buveur exclusif de liqueurs distillées devant l'éternel, disait: "Je n'aime pas l'eau. Les poissons y font leurs besoins". 

Il faisait certainement allusion aux sardines de Bizerte.    

Les morales de cette histoire, car il y en a au moins une bonne paire, sont que:

Lorsqu'on n'a nullement l'usage, les muscles et les neurones d'occuper le devant de la scène, ni de disputer les premiers rôles, mieux vaudrait s'en tenir au menu et au pain quotidien, ne point jamais avoir les yeux plus volumineux que la panse et tenter de rivaliser avec les gros calibres. 

L'autre morale consiste à dire que les malheurs et revers de certains sont des opportunités fort fructueuses pour autant d'autres, comme le disait si bien le grand poète des Arabes.